M Désir, plaisir et félicité

Extrait d'enseignement du Mandala Tantra

de Lama Shérab Namdreul

Désir, plaisir, félicité
libération, émancipation, éveil

Extrait du Acintyabuddhavsiayanirdesa soutra
“Bhagavan : le yogacharya qui cherche la vacuité en dehors du désir, l’aversion et la méprise ne rejoint pas le yoga du sens véritable. Ce n’est pas le yoga du sens véritable. Pourquoi, Bhagavan, il est impossible de trouver la vacuité en dehors du désir, l’aversion et la méprise ? Bhagavan : le désir, l’aversion et la méprise SONT vacuité.”

1. Libération

Toutes les distorsions émotionnelles procèdent de l’ignorance de la vacuité et prennent effet sur la base de la peur (voir Mandala Yoga : les cinq peurs). Elles fonctionnent en un couple dynamique, perception/réactivité, dans un processus causal mental illusionné. Nos conditionnements latents systématisent le lien causal d'une perception à une réactivité. Puis l'auto-justification de sa réactivité influe à son tour une schématisation de nos perceptions. Nous sommes le pantin d'un karma vicié par la saisie d'une entité. Perception/réactivité établit un voile de confusion. C'est le voile le plus patent, le voile de l'affect psychologique que nous abordons avec l'analyse. Le voile à la connaissance est plus subtil et nécessite une approche contemplative. Il comprend le voile de l'ignorance fondamentale et le voile de la discrimination.

Les émotions en général nous entraînent dans des travers et des souffrances qui nous gâchent la vie et celle des autres. Mais bien plus dramatique que cela, nos confusions et nos distorsions peuvent créer jusqu’à notre propre enfer. Le désir engendre l’attachement puis l’attachement subit la frustration puis la déception justifie la rancœur et la haine puis l’illusion solidifie un enfer. Nous avons obtenu une précieuse condition humaine, homo sapiens, c’est-à-dire une conscience raisonnante. Il faut s’en servir. Le Dharma propose trois méthodes d’approche des émotions : renoncement, transformation et reconnaissance. Certains l’enseignent comme des approches graduelles. Je pense pour ma part qu’il est bien d’adopter les trois selon les circonstances et nos aptitudes du moment. Dans une même journée, on n’est pas d’une égale intelligence et vivacité d’esprit. Puis finalement, ces trois approches se rejoignent dans le résultat.

La méthode qui place le désir sur le chemin de l’éveil constitue le Vajrayana avec l’Anoutarayogatantra (tantra insurpassable), et tout particulièrement le Prajnatantra (tantra de sagesse) encore appelé yoginitantra ou tantra mère. On y associe le yoga de Toumo. Ces pratiques demandent une bonne compréhension et une claire aspiration à l’Éveil. Le Bouddha Sakyamuni et d’autres ont présenté une graduation des pratiques en fonction de nos aptitudes certes mais surtout en fonction du rapport que l’on établit avec nos émotions. On a tous les mêmes émotions, mais ce qui fait la différence c’est la relation avec nous-même suscitée par ces émotions. On peut distinguer de la culpabilité, du dégoût de soi, du désespoir, de l’humiliation, de l’inhibition ou à l’opposé, de l’arrogance, de la justification, de la complaisance, de l’égoïsme ou plus insidieux, du déni, du refus, de l’oubli, de l’obscurcissement etc…

On est souvent fasciné par les Tantras dits supérieurs, Anoutarayogatantra. Ils sont connotés de  mystères et de secrets. L’imaginaire exotique fausse l’approche de ces pratiques et des Lamas qui les transmettent. Il est dit que ces Tantras sont faits pour des individus supérieurement intelligents. Je préfère dire que la pratique de ces Tantras interpelle notre intelligence à tous les niveaux : une intelligence intellectuelle, une intelligence psychologique, une intelligence sensitive et surtout une intelligence relationnelle avec nous-même. Cette dernière permet d’entrer en amitié avec ses émotions et perturbations parce qu’il va falloir explorer son esprit, se faire face. Il va falloir rester curieux quand se produira « sous nos yeux » sa propre confusion. Il va falloir être capable de se voir sans jugement quand on découvrira qu’on est, depuis toujours, l’auteur de sa propre souffrance. Il va falloir être capable de ne rien accuser de plus que son propre égocentrisme. Il va falloir un bon sens de l’humour quand on réalisera la honte de sa vie devant tant de bêtise.

La pratique de ces Tantras et Yogas demande de l’humilité et de la pudeur. Mais c’est finalement à des individus qui ne sont pas des tièdes que ces pratiques sont destinées. Je pense souvent que ces pratiques sont faites pour les derniers de la classe. Pour ceux qui n’y arrivent pas avec la chasteté. Pour ceux qui ne sont pas très propres sur eux, un peu rebelles et indisciplinés. Par contre, ces pratiques réclament une exigence de soi et une authenticité sans complaisance. Quand Birouapa jette son mala dans les chiottes, ce n’est pas par découragement, mais par exigence. De même quand Naropa renonce à ses fonctions et sa chaire d’université. Soukhasiddhi n’éprouve aucun regret ni rancune quand sa famille la bannit. Quand Lodreu Tayé refuse de cautionner les ambitions de « Tulkous » et querelles d’Écoles en partant faire son ermitage. La vie des quatre-vingt-quatre mahasiddhas illustre bien cette détermination qui renonce aux huit préoccupations mondaines et ce dévouement libre d’espoir-crainte.

Effectivement, il y a des Tantras et des Yogas profonds pour établir les émotions sur le chemin et les reconnaître en leur nature primordiale en co-émergence avec la vacuité. Ce sont de jolis mots qui font rêver. Mais en quoi sont-ils subtils, efficaces ou extraordinaires. Parce que leur pratique interpelle ce que nous sommes… profondément ? Non justement. Ce que nous sommes superficiellement. Il n’y a pas lieu de chercher bien loin. Cela se passe à la superficie de soi-même à chaque instant. Se voir en colère, se voir lâche, se voir bon, se voir en manque, se voir moche, mièvre, grand, exceptionnel, triste, aimé, seul… Toute une collection d’états d’âme. Mais c’est trop abrupt, c’est trop moi. On préfère « travailler sur soi » aller chercher dans « les profondeurs de son âme » ou dans sa « prime enfance ». Cela fait sérieux. Cela donne un sentiment d’héroïsme spirituel. C’est surtout une manière de remettre à plus tard. On s’occupe pour ne pas avoir à observer.

En yoga, on parle de canaux et de souffles subtils. Avant de pouvoir les reconnaître, on doit être en écoute de son corps, développer une conscience sensitive et ressentir l’émotion influer sur le corps et la respiration. Pour observer, il faut renoncer aux habitudes égocentriques : s’apitoyer, juger, accuser, ruminer, négocier etc. C’est la phase indispensable de libération des habitudes et des conditionnements. S’écouter de par soi-même. Quand on arrive à s’écouter, on s’entend vouloir être heureux. On n’entend pas une plainte ou un apitoiement. Il y a de la joie de s’entendre à la racine de toutes intentions parce que c’est donner la parole à la Bodhicitta naturelle, au Tathagatagarba. Pour ce « Trésor caché », être heureux veut dire être aimant.

2. Émancipation

Le désir-attachement

Le désir s’élève sur la base d’un manque. Ce manque relève de la vacuité d’entité en les phénomènes et en l’esprit qui les appréhende.
Se refusant de voir le manque d’entité, le désir initie une recherche de plaisir, ce qui ne constitue pas en soi une erreur. Le contraire eut été malsain. Mais en rejetant la connaissance de la vacuité, le désir perd de sa spontanéité. Son élan natif s’oriente vers un objet de désir dans une attente de réconfort dans le plaisir que cet objet est susceptible de procurer. S’établit alors une « négociation égocentrique » dans un rapport d’espoir-crainte. Le désir devient une perception distordue dépendant du karma propulsif. L’instant suivant, que l’on traduit par « attachement », constitue le karma productif. L’attachement consiste en une réaction subconsciente qui incombe à l’objet la « tâche » de combler le manque. Tant que l’objet de désir remplit sa fonction nous en tirons satisfaction. Mais l’impermanence étant, cette attente et cette réaction ne sont vouées qu’à l’échec et à la contrariété (sct. Doukha).

Aucun objet ne peut contenter l’attachement

Le rapport au plaisir est perverti et l’on est réduit aux compensations et satisfactions immédiates puis viennent la déception, le dépit ou le reproche et parfois l’agressivité. L’attachement aliénant induit une discrimination en terme de « récompense-punition ». L’attachement peut devenir la source de frustration profonde et de relation perverse.

Cependant, le désir est par nature la base d’un discernement élémentaire. Dans le Vinaya d’Upala, Arhat mahayaniste, le désir n'est ni vertueux ni non-vertueux. Finalement, c’est selon l’usage qu’on en fait. Le désir fait la part des expériences agréables ou désagréables, plaisir ou déplaisir. Cette rationalisation élémentaire permet dans nos démarches et relations, de nous positionner, de se préserver, de se respecter et de se faire respecter. C’est encore le désir qui permet à l’Homme d’évaluer l’insatisfaction de l’existence, de s’interroger sur le sens de la vie et d’en décider l’orientation. À un niveau plus vaste, c’est le désir qui fait l’évolution des espèces.

Le plaisir

Le plaisir en tant que tel est une expérience survenant à la suite d’une réunion de causes et circonstances favorables à laquelle on agrée. Le plaisir peut être considéré comme le signe d’une bonne santé physique et mentale. Plaisir et déplaisir sont des symptômes utiles à notre discernement naturel au-delà des discriminations morales et affectives. Il n’y a pas lieu de reprocher quoi que ce soit au plaisir en tant que tel, ni même au déplaisir d’ailleurs. Maintenant ce qu’il faut surveiller c’est notre rapport au plaisir et aussi au déplaisir. Ce rapport peut être plus ou moins sain et parfois malsain. C’est la densité d’attente dans le désir et la portée de l’attachement qui donne toute la complexité de ce rapport. Certains établissent un rapport de privation prenant le plaisir comme une faute et confondent frustration et vertu. D’autres prennent le plaisir comme une faiblesse et confondent privation et renoncement. D’autres prennent le plaisir comme une finalité en soi puis, l’insatiabilité grandissante, l’avidité les conduit dans des perversions.

Le plaisir sexuel

Par la discrimination, nous plaçons dans le plaisir l’espoir d’assouvir le manque. Paradoxalement, en accédant au plaisir nous espérons tuer le désir, afin qu’il n’y ait plus à y revenir car nous connaissons pertinemment la déception du désir qui nous renvoie à la réalité du manque. Cela est particulièrement exacerbé dans le rapport sexuel.

Si, à son apogée, le plaisir sexuel est détourné et négocié par ce type d’espoir, il y aura perte de la Bodhicitta relative parce qu’on maintient la saisie égocentrique. On parle « d’émission du tiglé blanc » de la Bodhicitta. Cette Bodhicitta est l’intelligence qui, reconnaissant la saisie comme cause de la souffrance, génère la compassion relative à l’illusion des êtres. Ce type d’espoir « gâche » le plaisir parce qu’on y mêle une « négociation égocentrique ». Que ce soit lors d’un coït ou de la dégustation d’une pâtisserie, à tout moment où l’espoir de la discrimination s’approprie le sens du plaisir, il y a perte du tiglé blanc.

Le plaisir livré à sa propre nature a la capacité de « tuer l’entité » que l’on saisit en sa personne. Jouir c’est mourir à soi-même, alors que désirer c’est s’espérer se voir en cet état de plaisir. Il n’y a pas de faute à ressentir le plaisir tout comme d’ailleurs le déplaisir, mais il y a erreur à négocier avec le plaisir et cette négociation vient de l’illusion en son existence intrinsèque et l'espoir-crainte de la perdurer. En l’absence de « négociation égocentrique », la Bodhicitta relative regagne naturellement la plénitude ultime de la vacuité, la Bodhicitta ultime.

Aucun plaisir ne peut combler le désir

Nous projetons d’arriver à un état définitif et constant de bonheur tout en espérant se savoir exister. On ne peut pas jouir à la fois des fruits de l’arbre de vie et des fruits de l’arbre de la cognition. On ne peut pas être en le paradis et en l’existence, on ne peut pas être en le nirvana et en le samsara tant qu’on les discrimine comme tel et qu’on n’en reconnaît pas leur vacuité.

Les trois abstinences

L’intégration du désir comme sagesse est une voie rapide mais périlleuse. Il faut que le pratiquant ait une compréhension certaine de la souffrance et des raisons de la souffrance, c’est-à-dire l’illusion, et enfin ce qu’on entend par illusion. La sexualité suscite beaucoup notre imaginaire. De nombreuses projections subconscientes y sont associées qui conduitsent parfois à des distorsions. Comme le dit Jung, par définition on ignore nos projections. C’est pour cela qu’il faut respecter une conduite qui permet de clarifier notre rapport avec la sexualité. Sur la base de l’aspiration à l’Éveil et de la Bodhicitta, on s’engage dans les trois types de vœux (éthique, empathie et Vue pure) avec une application simultanée, un type de vœux n’excluant pas un autre type.

1) Abstinence extérieure

Cette abstinence physique pourrait s’appliquer au chocolat ou à la télévision ou au jeu vidéo, à toute possibilité d’addiction, mais, bien entendu, l’abstinence sexuelle confronte des confusions et des complexes plus radicaux. On emploie généralement le terme de chasteté. On s’engage pour une période donnée ou sans échéance. La chasteté est un moyen efficace de constater nos projections sur l’objet de désir et de révéler une dualité grossière qui solidifie le désir comme réel. En s’imposant l’abstinence physique on confronte les processus de manque et de compensation. Avec la stabilité mentale et la méditation analytique, il est possible de ne pas sombrer dans la frustration et l’inhibition. Ce qui ne veut pas dire que la chasteté a la capacité d’annihiler le désir. Ni la chasteté ni le plaisir ne peuvent en finir avec le désir. Dans le Vinaya d’Upala, il est clairement stipulé qu’on ne devient pas moine pour être chaste. Cette précaution permet de ne pas transposer des complexes ou culpabilités sexuelles dans la chasteté mais de la considérer comme une ascèse yogique, contrairement à l’idéologie du monachisme religieux où la chasteté est considérée comme un salut teinté d'une performance héroïque de sainteté.

2) Abstinence intérieure

En respect avec les vœux d’empathie altruiste, la chasteté intérieure consiste à ne pas instrumentaliser l’objet de désir dans sa relation amoureuse et sexuelle. L’instrumentalisation prend divers aspects selon l’émotion dominante. Voici pour les plus classiques :

a) répulsion-aversion

Si la personne est encline à la répulsion-aversion, la procédure d’instrumentalisation de la personne désirée consiste à ne pas la détester tant qu’elle nous sera désirable. La personne désirante justifiera son amour tant que son attente ne sera pas contrariée. « Je t’aime tant que tu ne me donnes pas l’occasion de te haïr ». La relation entre le désirant et le désiré s’établit sur une confiance de délégation qui s’énonce comme « j’ai confiance que tu feras ce que j’attends de toi. Si j’en viens à te haïr c’est que tu auras trahi ma confiance ». Le rapport au plaisir sexuel introduit alors une instrumentalisation associée à la redevabilité et la récompense, ce qui permet, à un niveau plus subtil, de convertir provisoirement la culpabilité sexuelle en devoir.

b) désir-attachement

Si la personne est encline au désir-attachement, la procédure d’instrumentalisation consiste à trouver le sens de son existence dans le fait d’être désiré par l’autre. Le désir de l’autre va servir d’antidépresseur ce qui suscite une certaine euphorie. Le plaisir sexuel va être associé au coït fusionnel de la conscience de l’un dans celle de l’autre.

c) opacité

Si la personne est encline à l’opacité et l’obscurcissement mental, la procédure d’instrumen-talisation de la personne désirée consiste en un abandon total, un effacement de toute individualité. Ce type de relation peut aller jusqu’à entretenir un mimétisme conjugal. La personne vit par procuration. Le plaisir sexuel va être associé au coït d’annihilation de la conscience de soi.

3) Abstinence intime (secrète)


Désir, plaisir et félicité sont de même nature co-émergence de félicité-vide.


Certains entendent par félicité un mega orgasme cosmique, un coït fusionnel avec son dieu ou la grande énergie d’un grand tout etc. La félicité n’est pas un plaisir décuplé ou centuplé, une sorte de plaisir débridé en bricolant avec des méthodes dites tantriques. La félicité est résultante de la sagesse du discernement. L’objectif du pratiquant bouddhique n’est pas la félicité mais la lucidité. Quand celle-ci émerge c’est qu’on réalise la vacuité immédiate du désir, laissant place à la sagesse du discernement. La soif et la discrimination ne se produisent pas, laissant place à la félicité.
La félicité n’a rien de spectaculaire. Elle est la cessation de la soif et de l’espoir-crainte. La félicité est plus proche de l’idée de Beauté. C’est tout particulièrement l’expérience de la vacuité qui produit l’émerveillement devant la plénitude des apparences mais pas une félicité en soi.

On a tous fait l’expérience d’une joie sublime dans un moment d’abandon et de spontanéité. On touche à un moment d’authenticité et de simplicité. C’est un aperçu de ce qu’on appelle la sagesse du discernement, sagesse associée à Éveil de la pleine lucidité (sct. Amitabha). L’apparence apparaît en plein épanouissement de sa clarté-évidence sans qu’il y ait lieu de la saisir. Chaque fois que s’exécute l’abandon d’une saisie, il y a joie. L’Éveil est l’abandon de toutes les saisies, jusqu’à la plus subtile, et la félicité (sct. Soukha) en est le symptôme. Si on n’abandonne pas la saisie illusoire, la souffrance (sct. Doukha) en est le symptôme.

La félicité est la nature primordiale du désir. Le manque ayant été résolu par la réalisation du vide d’entité, le désir ne s’élève plus dans la discrimination. Le plaisir n’est plus otage de l’espoir-crainte. En l’expérience du plaisir sans saisie — co-émergence d’apparence vide — la félicité vide est obtenue. À noter que pour un Yogi pleinement réalisé, cette même expérience peut tout autant procéder d’un déplaisir.

Attention, on ne doit pas s’attacher au plaisir en tant que tel. Ce n’est pas une démarche hédoniste. Le Yoga ne donne pas prétexte au plaisir. Ce serait là une déviance de la pratique. Le plaisir n’a pas de réalité propre et il doit être considéré comme un moyen de réaliser la nature de notre esprit. Lors d’un rapport sexuel, le plaisir occupe toute notre attention et le discours discriminant s’estompe progressivement. Cela se fait très naturellement. Il ne faut pas suivre le plaisir mais gagner l’espace qui se substitue au discours mental pendant le plaisir. Si on garde toute sa vigilance, on pourra faire l’expérience de la sagesse du discernement. À un certain moment, le plaisir nous tire vers le bas, dans l’obscurité mentale. On frise une extinction de la conscience. C’est là qu’on est tenté de céder au plaisir, espérant se débarrasser de son existence pour une extase finale. Si on cède alors survient une petite mort accompagnée souvent de l’orgasme. C’est au moment de céder que se perd la Bodhicitta relative.

L’abstinence intime consiste à ne pas céder au plaisir et il n’y aura pas cette petite mort. Pour ceux qui connaissent, on peut s’aider des souffles subtils en accompagnant une visualisation renforcée de fraîcheur et de légèreté. Viendra une bouffée d’espace et de lucidité. On passe d’un placard à une grande terrasse, le corps dégagé de tous ses plâtres et l’esprit d’un jouvenceau qui a tout vu. C’est une image.

Je le répète, la félicité est la nature de la sagesse du discernement. La félicité n’est pas un plaisir intensifié. Elle est le signe qui accompagne l’esprit libéré de la discrimination. J’associe à félicité l’idée de liberté et de « loisibilité ». Désolé du mot mais comprend qui pourra.
J’ai présenté d’une façon informelle une approche d’émancipation vis-à-vis du désir et du plaisir. Il ne faudrait pas maintenant devenir excessif ou inquiet. Une vie sexuelle simple pour un plaisir partagé épanouit l’esprit et le corps. Allez à votre rythme et écoutez votre bon sens.
Si nous n’attendons rien du plaisir, nous établissons un rapport naturel d’appréciation aux choses et aux êtres. L’esprit sans espoir ni crainte permet d’avoir une plus grande sollicitude envers les autres. La gratification des cinq sens nous ouvre, en tous les domaines, à l’expérience de l’indicible Beauté.
Je le répète, la finalité n’est pas que notre esprit fasse des expériences mais que nous fassions l’expérience de la nature de notre esprit et ainsi de ses qualités.

3. Éveil

Élève-instructeur

On obtient ce que l’on sait s’exiger.
S’exiger l’Éveil et requérir les instructions qui éveillent.
L’instructeur se devra de transmettre dans les conditions appropriées.
L’élève se devra de les appliquer.

Aujourd’hui, la transmission du yoga bouddhique est sauve et perpétuée. En France, elle est certes restreinte à quelques pratiquants motivés et convaincus, mais elle est bien vivante, excellemment mise en pratique et souvent accompagnée d’expériences valides. Le yoga a toujours été accessible aux pratiquants motivés qui veulent sincèrement s’engager auprès d’un Lama. Il est vrai qu’on utilise le terme de secret pour traduire le tibétain « sang » (sct. Guhya), qui qualifie les enseignements du Vajrayana ou du Guhyayana. Le terme tibétain « sang »  a plus le sens d’intime, c’est-à-dire en latin « plus qu’intérieur ». Ce n’est pas que ces enseignements nous soient cachés mais c’est qu’ils ne sont pas accessibles d’emblée aux individus. C’est notre ignorance qui nous en éloigne. Certains individus cherchent le bonheur comme ils chercheraient partout leurs lunettes alors qu’elles sont sur leur front. On aurait beau leur dire, ils répondraient «  ce n’est pas possible puisque je ne les vois pas ». Quand on parle d’enseignement secret, il s’agit d’enseignement qui expose la nature cachée de l’esprit-cœur. Khempo Tsultrim explique que ces enseignements sont dits secrets parce qu’ils sont simples et que certains pourraient être déçus.

Quand on arrive en l’intérieur, sans avoir rejeté l’extérieur, c’est cela rencontrer l’intime.
Quand ces trois sont réalisés en leur co-émergence, c’est cela réaliser l’ultime.

En français, le terme « secret » est souvent associé à l’idée d’élite, de caché ou de réservé. La transmission du yoga bouddhique n’a jamais fait l’objet d’interdit ni d’acception de personnes. Elle réclame cependant de la prudence et de la pudeur, de l’exigence et de la responsabilité. Elle nécessite chez l’élève une conviction dans son aspiration à l’Éveil et sa Bodhicitta puis une bonne compréhension de l’esprit grossier et subtil. Le plus important me semble être un état d’esprit sans malice. De bonnes bases permettent une relation équilibrée, régulière et suivie avec le Lama dans un climat de confiance réciproque. La relation élève-instructeur ne doit pas sombrer dans le syndrome adepte-gourou.

Les Vues philosophiques

Il ne s’agit pas de devenir un érudit, mais l’étude, la compréhension et l’analyse des Vues philosophiques est une aide indispensable dans la pratique parce que cela apporte un certain assouplissement de l’esprit. Il n’est pas nécessaire de lire de nombreux livres. Quelques définitions avec quelques éclaircissements avec un Lama et puis on part méditer.

Nous avons vu plus haut que la méthode qui place le désir, mais également toutes les émotions, sur le chemin de l’Éveil constitue le Vajrayana. Cependant il n’y a pas de Vajrayana en soi. Il y a Vajrayana que s’il y a un investissement conséquent assumé par le pratiquant lui-même. S’investir de la Vue est la méthode et la Vue étant la sagesse, sagesse et méthode sont indifférenciées. La compréhension de la synergie entre sagesse et méthode est la clef indispensable pour conduire correctement le véhicule Vajra.

Si l’on veut mener à bien les pratiques du Vajrayana, on doit comprendre les deux Vues du Mahayana qui sont Cittamatra et Madyamika. puis enfin, la Vue du Vajrayana qui est le Yogacharya avec son développement le Shentong Sahaja. Si cela nous est difficile, on peut se limiter à l’Abhidharma d’Asanga et une compréhension du mandala avec les cinq éléments, les cinq agrégats et les cinq émotions. On progressera par l’accumulation de mérites, la purification d’obstacles et les expériences de la méditation.

1) La Vue Cittamatra
Djamgueun Kongtrul Lodreu Tayé résume cette Vue ainsi :
« Les objets perçus et les sujets qui perçoivent sont de simples apparences. La connaissance qui perçoit d’elle-même et dénuée de dualité est authentiquement réelle. Telle est la présentation de la Vue de l’Esprit seul ».

2) La Vue Madyamika
Djamgueun Kongtrul Lodreu Tayé résume cette Vue ainsi :
« Les apparences ont une existence virtuelle, semblable à une illusion. Ultimement, tout comme l’espace, rien n’existe en soi. Telle est la présentation de la Vue du Milieu ».

3) Credo du Sahaja
« Apparence et vide co-émergent (Nang Tong).
Connaissance et vide co-émergent (Rik Tong).
Au contact (tib. Rèkpa) d’apparence et connaissance.
Toute expérience (tib. Tsoroua) est félicité vide (Dé Tong ) ».

Exposé concis de la Vue dans le Mandala Tantra

La Base (sct. Alaya) est félicité vide. Le Chemin est la consilience de chaque instant de Doukha. Le Fruit est l’auto-libération en la félicité vide.
Comprendre la Base est la Vue Pure excellente.
N’en rien penser est la Méditation excellente.
Ne rien négocier est la Conduite excellente.

1) La Vue Pure de la Base
La conscience toute ordinaire est depuis des temps sans commencement dénuée de production et cependant elle jouit de la plénitude des aspects (tib. Nam) qui est l’expression de la Vacuité d’altérité (tib. Shen Tong) en les apparences (tib. Nang). Notre esprit est de la nature du Dharmakaya Mahavairocana (Tib. Nam par Nang Dzéd).

2) La Vue Pure du Chemin
Laisser aux apparences le seul sens d’apparaître. Laisser à l’esprit le seul sens de savoir (tib. Rikpa).

3) La Vue Pure du Fruit
Voir ce qui ne peut être vu en la sphère de ce qui ne peut voir.

La pratique

1)  Le Tantra
La pratique du tantra utilise principalement deux phases de méditation pour réaliser la nature de l’esprit. La phase de génération et la phase de résorption. Les différences entre les classes de Tantra (Krya, Charya Yoga et Anoutarayoga) sont fonction des différences de rapport qu’établit le tantrika avec le désir.
2)  Le Yoga
ésorptions caractérisées. Sans avoir à renoncer aux émotions, le Yogacharya intègre leur application dans les quatre situations de la vie (1) et les deux situations de la mort (2). Les six Yogas essentiels amènent ultimement à reconnaître la Claire lumière de l’esprit. Pour ce qui concerne le désir, c’est le Yoga de Toumo qui permet de réaliser la vacuité du désir.
3)  Sahaja  Mahamoudra
C’est la phase de résorption ultime. C’est la voie directe suffisante à elle-même, reconnaissant la co-émergence.

Les vœux

Quel que soit le type de vœux adopté, éthique, empathie et Vue pure, il faut comprendre que ces voeux sont les termes d’un accord conforme à la nature de notre esprit. Ces vœux ne relève pas d'une loi transcendante ou d'une moralité immanente. La pratique de ces vœux amènent à reconnaître la nature de notre esprit. Une fois réalisée, ces vœux deviennent l'expression naturelle de notre Bodhicitta.
Dans le Mandala Yoga et le Mandala Tantra, l'accent est mis sur le vœu générique de chaque type.

Exercice

Je ne vais pas donner ici de visualisation particulière du Yoga de Toumo. Il y a de nombreux livres aujourd’hui qui en proposent. Cependant, ce n’est  malheureusement pas suffisant de savoir qu’il faut visualiser telle lettre, telle couleur à tel endroit avec tel mantra. Tant qu’il n’y a pas de concentration en la synchronicité de l’attention au corps, au verbe et à la conscience il n’y aura pas d’expérience.

Pour pratiquer le yoga on doit être en écoute de son corps, développer une conscience sensitive (3) et ressentir l’émotion influer sur le corps et la respiration.
Je vous propose un petit exercice « maison » simple et rapide qui n’est pas breveté. C’est un freeware, un graticiel du cœur.

D’abord, écoutez votre corps. Laissez faire ce qu’il sait faire : respirer. Ne manipulez pas la respiration. Même pour une respiration vase, un « boumtchèn ». Certains font de l’apnée et se font mal. Diriger seulement votre conscience sensitive au ventre, puis progressivement jusqu’au centre de ce ballon qu’on appelle ventre. Ce ballon a une valve en son centre. Visitez cette valve, caressez-la en conscience, sans distraction et détendu. Viendra la sensation que le flux et reflux de la respiration part de là.

L’union de l’esprit et des souffles en un lieu du corps s’appelle un chakra, un rond-point stratégique de sagesse. Le ventre est habituellement le siège du manque. Quand on s’y absorbe en total abandon, le manque devient matriciel et fécond de joie. Il y a comme un renversement qui s’opère. On passe du mode nombriliste en mode « enceint ». Ensuite, déplacer votre conscience sensitive au lieu intime, au plancher pelvien. Tout en douceur sans rien contracter physiquement. Ressentez et accompagnez en conscience. Pour les hommes, allez juqu’au « joyau du vajra ». Dans l’absorption mentale, on pourra ressentir un souffle remonter le canal du pénis (sct. vajrakandara) qui stimulera le souffle de l’élément air au lieu intime. Ce souffle viendra chatouiller la valve au centre du ventre. Ne faites rien de plus avec ce souffle de l’élément air. Il ne doit pas aller plus loin.

Cet exercice ne nécessite pas de « boumtchèn ». La rétention viendra naturellement.

Abandonnez vos peurs du manque. Le manque crée la frustration et la frustration crée l’aigreur et la mauvaiseté. Le désir ne relèvera plus du manque et gagnera de spontanéité et de joie bienveillante vers l’autre.

 

Enseignement à Yogi Ling
Lama Shérab Namdreul

(1) La journée, l’acte sexuel, le sommeil et le rêve.

(2) Le moment de la mort et le bardo du devenir

(3) J’utilise ce terme par opposition à la conscience discursive.